Chroniques : Une après-midi comme une autre à Femmes de Droit

Chroniques - Une après-midi comme une autre
Chroniques – Une après-midi comme une autre

Le téléphone sonne. Je suis occupée à compléter un dossier de justificatifs de subsides. Le travail est fastidieux et me demande une concentration accrue. Je reçois cet appel comme une attaque personnelle. Comme si la personne qui m’appelait ne cherchait qu’à m’embêter.

Je respire et chasse cette pensée stupide de ma tête.

Je décroche.

“Allô”

La personne est une dame. Elle s’assure d’être au bon numéro. Je lui confirme que c’est bien l’association.

Ma phrase à peine finie, elle s’empresse de déposer son histoire. Je n’ai pas eu le temps de préciser que la permanence juridique a lieu le matin et que je ne suis pas disponible pour elle, là tout de suite.

Qu’importe. Je sens qu’elle a besoin de parler et qu’elle a besoin d’aide. Cela concerne son enfant. Elle se sent perdue et impuissante face à une justice qu’elle estime profondément injuste.

Elle a un avocat qui lui semble compétent mais qui affirme qu’on ne peut plus rien faire pour l’instant dans son dossier car elle vient de perdre en appel. Un pourvoi en cassation est exclu. Il n’y a plus qu’à attendre quelques mois qu’une nouvelle audience ait lieu, puisque la loi impose au moins une audience par an, en matière de jeunesse.

Et Madame refuse d’entendre qu’elle devra accepter cette décision et qu’on ne peut plus rien y faire. Elle m’appelle dans l’espoir que je lui trouve une solution d’ici la fin de la semaine pour annuler la décision du juge.

Mon coeur se serre. Comme à chaque fois.

Des appels comme ceux-là, j’en reçois toutes les semaines.

Et à chaque fois, il me faut répondre que, malheureusement, d’un point de vue strictement légal et procédurier, on ne peut, en effet, rien faire pour le moment. Que c’est profondément injuste. Que la Justice est bien plus exigeante avec les femmes qu’avec les hommes. Que j’aimerais avoir le pouvoir de faire changer les choses. Mais que ça prend du temps. Que je ne peux pas aider cette personne dans son dossier, présentement. Mais que je travaille à changer les choses durablement, par exemple, à travers la formation donnée aux magistrat.e.s.

Mais, aujourd’hui, je n’ai pas le temps de finir ma phrase que Madame éclate en sanglots en me disant que si je ne lui trouve pas de solution d’ici la fin de la semaine, elle se donnera la mort.

J’essaie d’apaiser Madame mais rien n’y fait. Elle réitère ses menaces de suicide.

Et met fin à l’appel.

Je n’ai aucune information précise sur cette dame. Je connais le numéro avec lequel elle m’appelle ainsi que la région dans laquelle elle vit.

Mais, je ne peux pas rester sans rien faire.

Dans un premier temps, je songe à appeler Télé-accueil au 107. Je me dis que je trouverai là des conseils adéquats sur la meilleure chose à faire.

Mais, immédiatement après, je me dis que si Madame passe à l’acte, je me sentirai en partie responsable si je ne fais rien.

Alors, je compose le 112.

Après deux minutes d’attente qui me semblent interminables, j’ai une dame au bout du fil. Je lui explique la situation.

Elle prend note de toutes les informations et me rassure :

“Vous avez fait ce qu’il fallait, madame. Merci.”

L’appel prend fin.

Je lève les yeux sur mon écran. Ces tableaux de chiffres me semblent futiles au regard de la détresse de certain.e.s de nos bénéficiaires.

Et je sens la colère monter.

Pas contre cette dame.

Mais, contre le système. Qui broie les enfants et leurs mères au passage. Qui se fiche de savoir combien de victimes il écrase, tant qu’il continue à être le plus fort.

C’est cette colère qui m’anime chaque jour. Qui fait que je continue, malgré l’adversité, à me battre pour faire changer les choses. Qui m’empêche de baisser les bras à chaque fois que je me sens si impuissante.

1 réflexion sur “Chroniques : Une après-midi comme une autre à Femmes de Droit”

  1. Comme une page du journal de bord d’une ethnographe!
    Ce sont des mots qui, du fond du coeur, brûle toutes les terminaisons du corps; l’on sent le combiné du téléphone (ou l’appareil) chauffant à plusieurs degrés.
    « … je me sens si impuissante »
    Vous êtes puissante; en témoigne ce qui se dégage de vous et qu’indiquent les lignes ci-dessus.
    Cependant, votre force (ou votre puissance) n’a pas encore croisé le fer avec une force contraire. Quand cela arrivera « une après-midi », vous mesurerez votre puissance.

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