King Kong Théorie – Outil de réflexion féministe

En 2006, Virginie Despentes, écrivaine et réalisatrice française, publie l’essai King Kong Théorie. Considéré comme un classique du féminisme contemporain par de nombreuses militantes, il examine en profondeur la société patriarcale, et reste, dix-sept ans après sa publication, particulièrement actuel.

Les pages de King Kong Théorie défilent à toute vitesse, l’essai se lit facilement, au rythme d’une plume percutante qui confère au lecteur des émotions constantes, du rire à la colère.

Le style de l’autrice est vulgaire car il offre un regard critique sur un monde violent. Le patriarcat ne fait pas dans la poésie et ne s’en n’excuse pas, et King Kong Théorie non plus. Mais les mots de Virginie Despentes ne choquent pas sans finalité. Ils choquent pour réveiller des esprits, pour heurter des morales, pour comprendre des injustices, pour révolter.

Écrire de chez les moches, pour les moches

Les injonctions à la validation masculine

King Kong Théorie commence par rappeler l’existence de “toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf” (page9). Virginie Despentes l’affirme : c’est vrai, il y en a plein des femmes séduisantes. Mais elle n’en fait pas partie. Et elle n’est pas la seule. Quand elle le revendique, quand elle affirme n’en tirer aucune honte, ce n’est pas seulement un aveu personnel, c’est une critique et un rejet de la mission fondamentale à laquelle toute femme est assignée tout au long de sa vie : plaire aux hommes.

La performance de la séduction est au cœur de l’expérience féminine dans un monde hétéronormé et patriarcal. La femme doit plaire et l’homme doit la conquérir. La femme doit consentir, pas désirer. Mais ces injonctions ne sont pas seulement néfastes aux rapports romantiques et érotiques humains, elles le sont également à la paix sociale car elles sont les racines d’une culture du viol insidieuse et ancrée dans notre société.

Le caractère figé des rôles genrés

Dans le podcast Le Cœur sur la table, Victoire Tuaillon, journaliste et autrice française le rappelle : “Le truc, c’est que je pense qu’on a tous et toutes grandi·es dans le monde de Winner, [Un coach en séduction masculiniste] et on a intériorisé les croyances et les codes. Les hommes proposent, les femmes disposent. Les hommes désirent, les femmes désirent être désirées. Les hommes sont des sujets de désir, les femmes sont des objets de désir. Ce qui nous place, chacun et chacune dans des rôles très figés. Ce qui en découle : c’est que les relations sexuelles sont vues comme des cadeaux que les femmes offrent aux hommes, à qui elles accordent leurs faveurs. Il suffirait d’insister pour qu’elles disent oui.[1]

Virginie Despentes le dit très clairement et sans détour : “Je m’en tape de mettre la gaule à des hommes qui ne me font pas rêver. (…) Je suis contente de moi, comme ça, plus désirante que désirable” (page11).

Pour se construire et construire des relations avec les autres, la performance absolue des codes de la féminité et de la masculinité peut sans doute devenir un frein, car cela revient à vivre de façon continue un rôle, comme un acteur ou une actrice de théâtre qui cherche à combler le regard de ses spectateurs. Prétendre, à cause des injonctions du patriarcat, en définitive, c’est se couper de sa vérité, de ses désirs et de son propre regard sur soi-même et sur le monde.

Démystifier la femme

Les normes contradictoires

L’autrice revient également sur la figure de la femme idéale, et sur les normes contradictoires qui la caractérise : “séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, (…) cultivée mais moins qu’un homme”.

Finalement, quand on dresse la liste de toutes ces injonctions absurdes, on en arrive à la même conclusion que Despentes : “de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas” (page 13).

L’idéalisation de la femme dans les œuvres culturelles

Cette idéalisation a un double lien avec la culture. Elle inspire les auteurs et artistes, qui à leur tour la renforcent en l’intégrant dans leur œuvre. Cette prise sur le monde, qui voit et pense la femme comme l’Autre[2], n’est pas neutre mais sexualisée.

Depuis plusieurs décennies, la pensée critique féministe a avancé le terme de “male gaze” (regard ou point de vue masculin). Aurélie Olivesi affirme que ce concept “implique une schématisation fantasmagorique de la figure féminine, sa sexualisation, mais en même temps sa silenciation, et, partant, l’invisibilisation de ce qui pourrait être un regard ou une vision féminines[3].

Despentes avance la même analyse dans King Kong Théorie à propos de la figure de la “looseuse de la féminité” qui n’intéresse pas les hommes. Elle considère que celle-ci est absente des œuvres culturelles : “On a toujours existé. Même s’il n’était pas question de nous dans les romans d’hommes qui n’imaginent que des femmes avec qui ils voudraient coucher” (page 10).

L’auteure cite également Virginia Woolf qui critique également l’idéalisation de la femme dans les romans : “Vraiment, si la femme n’avait d’existence que dans les œuvres littéraires masculines, on l’imaginerait comme une créature de la plus haute importance, diverse, héroïque et médiocre, magnifique et vile, infiniment belle et hideuse à l’extrême, avant autant de grandeur qu’un homme, davantage même, de l’avis de quelques-uns. Mais il s’agit là de la femme à travers la fiction. En réalité, comme l’a indiqué le Professeur Trevelyan, la femme était enfermée, battue et traînée dans sa chambre[4].

L’influence du male gaze sur les artistes femmes

Cependant, les œuvres caractérisées par le male gaze ne sont pas que des œuvres d’hommes. Ce regard masculin peut autant s’incarner chez des artistes hommes que des artistes femmes. Il ne dépend pas uniquement du genre, mais également de normes et de pratiques artistiques conditionnées par des représentations sociales qui influencent également les femmes dans leur processus de création.

Despentes relève également cette idée : “Même aujourd’hui que les femmes publient beaucoup de romans, on rencontre rarement des personnages féminins aux physiques ingrats ou médiocres, inaptes à aimer les hommes ou à s’en faire aimer”.

Libérée, mais pas trop ?

Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes analyse les normes de beauté hypersexualisantes non pas comme une libération de la femme mais comme un moyen de continuer à être perçue comme féminine et à plaire aux hommes malgré l’évolution positive des rôles des femmes au sein de la société.

On associe souvent la libération de la femme à la révolution sexuelle. Or, se libérer sexuellement ce n’est pas devoir adopter une sexualité ouverte, c’est avoir la possibilité de le faire.

La révolution a consisté à offrir aux femmes la possibilité de choisir, de contrôler leur maternité, grâce au droit à la contraception et au droit à l’avortement. En revanche, la révolution sexuelle n’est pas une injonction à l’hypersexualité.

Des injonctions à l’hypersexualité ?

Le féminisme n’a pas pour but de confiner les femmes dans un carcan qui leur dicte quoi faire pour être “libérées”, il a pour objectif de donner aux femmes tous les outils leur permettant de choisir selon leurs besoins.

Or, l’industrie cosmétique, les applications de rencontre, l’univers de la mode, peuvent autant servir qu’asservir les femmes, car ce mode de vie peut leur permettre d’affirmer leurs goûts, leurs désirs ou leurs besoins, mais peut également les confiner dans de nouvelles injonctions obligatoires qui les stigmatisent.

Au même titre que la femme “traditionnelle” est ramenée à son rôle de mère, la femme “moderne” est continuellement réduite à un objet de désir, à un corps sexualisé à outrance.

De plus, on peut se demander à qui profite ces nouvelles normes de féminité. Aux entreprises, certainement. Mais également au patriarcat, car plus les diktats esthétiques conditionnent les femmes, plus celles-ci apprennent à accorder de l’importance à leur apparence, plus celle-ci pourraient potentiellement détourner leur attention des rapports de pouvoir qui les oppriment et des institutions qui les excluent encore.

Pour résumer, on peut reprendre cette formule pour le moins provocante de Virginie Despentes qui affirme : “Décidément, cette révolution sexuelle, c’était de la confiture aux connes” (page 18).

Un backlash ?

L’autrice analyse en effet cette hypersexualisation comme une sorte de “backlash” (retour de bâton) consécutif à l’amélioration des prérogatives accordées aux femmes, et donc de la perte de privilèges pour les hommes. Les femmes auraient intériorisé ce phénomène, et s’auto-saboteraient.

Elle affirme que “l’accès à des pouvoirs traditionnellement masculins se mêle à la peur de la punition. Depuis toujours, sortir de la cage a été accompagné de sanctions brutales” (page 22) ou encore que “c’est en fait une façon de s’excuser, de rassurer les hommes : “regarde comme je suis bonne, malgré mon autonomie, ma culture, mon intelligence, je ne vise encore qu’à te plaire” semblent clamer les gosses en string. J’ai les moyens de vivre autre chose, mais je décide de vivre l’aliénation via les stratégies de séduction les plus efficaces” (page 21).

Bien entendu, l’idée n’est pas d’adopter une posture moralisatrice, mais de revendiquer autre chose.

Virginie Despentes évoque “nos propres réticences à l’émancipation” (page 25) ou encore le fait que l’“on est embarrassées de nos puissances” (page 20). Elle nous invite à penser la gestion de l’espace domestique et notre rôle dans la sphère politique d’un point de vue féministe, et nous rappelle que ces univers n’ont jamais été totalement conquis et sont toujours synonymes de subordination pour les femmes.

L’autrice l’affirme : “Nous manquons d’assurance quant à notre légitimité à investir le politique” (page 24). Une réflexion sur les mécanismes d’auto-sabotage des femmes semble donc vitale à mener au sein de la lutte féministe.

Le capitalisme, religion égalitariste

Un féminisme à destination des hommes

King Kong Théorie est aussi un essai à destination des hommes, car il démontre en quoi l’analyse féministe peut également leur permettre de s’émanciper.

Virginie Despentes indique écrire également “pour les hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs, ceux qui voudraient l’être mais qui ne savent pas s’y prendre, ceux qui ne savent pas se battre, ceux qui chialent volontiers, (…) ceux qui n’ont pas envie qu’on compte sur eux, ceux qui ont peur tout seuls le soir” (page 13).

En énumérant de nombreuses prérogatives considérées comme non “viriles”, l’autrice entreprend de démontrer comment la gent masculine est elle aussi la cible de nombreuses normes sociales genrées, qui les empêchent d’assumer certains pans de leur personnalité.

Un féminisme pour le peuple

De plus, Virginie Despentes souligne comment l’aliénation des femmes peut être utilisée pour soumettre le peuple dans sa globalité.

Permettre à une société d’exclure de certaines sphères et d’infantiliser une partie de la population, c’est également lui offrir l’opportunité de répéter ces schémas à l’ensemble du peuple : “Quand de toutes parts la virilité des femmes est méprisée, entravée, désignée comme néfaste, les hommes auraient tort de se réjouir, ou de se sentir protégés. C’est autant leur autonomie que la nôtre qui est remise en cause (page 26).

Ainsi, les hommes auraient tout intérêt à combattre l’oppression étatique main dans la main avec les féministes, car le patriarcat ne leur confère des privilèges que dans la limite d’une division sexuelle qui confine les deux genres dans des rôles figés. Pour elle, les hommes auraient tort de penser que l’émancipation féminine les prive de leurs prérogatives.

Elle affirme également à propos des privilèges masculins : “cet avantage qui leur était donné a toujours eu un coût : les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’Etat, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n’y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants” (page 27).

La critique d’un système patriarcal ne peut alors se réaliser qu’en parallèle, ou plutôt à l’entrecroisement, d’une critique sociétale globale qui inclut la remise en question du capitalisme comme mode de fonctionnement économique.

Pour Virginie Despentes : « Comprendre les mécanismes de notre infériorisation, (…) c’est comprendre les mécanismes de contrôle de toute la population. Le capitalisme est une religion égalitariste, en ce qu’elle nous soumet tous, et amène chacun à se sentir piégé, comme le sont toutes les femmes » (page 30).

Le viol, entreprise politique

Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes replace le pouvoir au centre de l’analyse du viol. Elle estime que ce dernier est une “entreprise politique ancestrale, implacable” qui “apprend aux femmes à ne pas se défendre” (page 46).

Le droit de se défendre

Dans son essai Se Défendre, Elsa Dorlin, philosophe française, évoque comment certaines catégories de la population se voient refuser le droit de s’auto défendre.

Amélie Bescond résume ainsi cette division avancée par l’auteure : “L’incorporation de cette (in)aptitude à l’autodéfense polarise les expériences de la violence : d’un côté se retrouveront les corps victimaires, principalement féminins, tout entiers inscrits dans une phénoménologie de la proie, tandis que les corps racisés, en pratique réduits à des expériences similaires, se retrouveront paradoxalement altérisés sous le prisme de la dangerosité. C’est ainsi que sur le fond d’imaginaires qui réifient la prétendue passivité du corps féminin et qui essentialisent la criminalité des sujets racisés, finissent par s’organiser ces cadres de citoyenneté différenciés[5].

Virginie Despentes souligne les limites de la socialisation des femmes, qui les conditionne à ne jamais utiliser la violence, même pour défendre leur propre intégrité.

En évoquant le viol qu’elle a subi, l’autrice raconte : “Mais, à ce moment précis, je me suis sentie femme, salement femme, comme je ne l’avais jamais senti, comme je ne l’ai plus jamais senti. (…) C’est le projet du viol qui refaisait de moi une femme, quelqu’un d’essentiellement vulnérable” (page 47).

Ce projet du viol c’est grandir dans une société qui affirme, ou du moins sous-entend continuellement, que les femmes ne peuvent se défendre seules, qu’elles doivent être protégées, secourues, prudentes, qu’elles doivent se sentir honteuses et coupables.

C’est aussi grandir dans cette société qui apprend aux hommes à être forts, dominants, à concevoir les femmes comme des trophées et la séduction comme un terrain de chasse, à vivre leur désir comme “des pulsions”.

La culture du viol

Despentes revient sur cette culture du viol “Le viol est un programme politique précis, squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l’exercice du pouvoir. Il désigne un dominant et organise les lois du jeu pour lui permettre d’exercer son pouvoir sans restriction. Voler, arracher, extorquer, imposer, que sa volonté s’exerce sans entraves et qu’il jouisse de sa brutalité, sans que la partie adverse puisse manifester sa résistance. Jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. Le viol c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée” (page 50).

Ainsi, le viol se comprend comme un réel rapport de forces symboliques, qui se perpétue en magnifiant la puissance de certains corps tout en niant celle des autres.

Au-delà des différences physiologiques, une frontière se trace entre hommes et femmes. Les premiers étant considérés, à travers l’inconscient collectif, comme des individus incapables de maîtriser leurs désirs, et les secondes comme des êtres à qui on oppose sans cesse leur vulnérabilité et leur impuissance.

L’idée n’est pas de culpabiliser encore plus les femmes, qui ne sont jamais responsables de l’acte de l’homme qui les agresse, mais de lutter contre ce que Virginie Despentes appelle l’organisation politique du viol.

Pour conclure…

L’autrice finit par affirmer : “Pour moi, le viol, avant tout, a cette particularité : il est obsédant. J’y reviens tout le temps. (…) J’imagine toujours pouvoir un jour en finir avec ça. Liquider l’évènement, le vider, l’épuiser. Impossible. Il est fondateur. De ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est en même temps ce qui me défigure, et ce qui me constitue” (page 53).

Ainsi, de quoi le viol serait-il constitutif, fondateur ? De nos féminités ? De nos dignités ? Comment se construire sur un acte aussi destructeur ? Comment guérir d’un événement qui s’inscrit aussi profondément dans le corps et l’intégrité ?

En évoquant la prostitution, la pornographie, les masculinités et le viol, Virginie Despentes s’empare à la fois des thèmes du féminisme, de la violence et du pouvoir, inextricablement liés au sein du système patriarcal. Son essai interroge, dérange et surprend, tout en posant des questions indispensables sur nos inconscients.

En conclusion, je reprendrais les dernières phrases de King Kong Théorie : “Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l’échangisme, il n’est pas seulement question d’améliorer les salaires d’appoint. Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. Sur ce, salut les filles, et meilleure route …” (page 144).

Lauriane Arzel


[1]Victoire Tuaillon, Le Coeur sur la Table, Episode 6 : Le Chasseur et la Proie, Binge Audio

[2]Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, 1949 – Dans cet essai Beauvoir décrit comment notre société pense l’homme comme l’Un, le neutre, le sujet et renvoie la femme à n’être que l’Autre, l’objet, “l’homme manqué”

[3]Male gaze (huma-num.fr)

[4]Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929

[5]Bescont, Amélie. « Elsa Dorlin : Se défendre. Une philosophie de la violence », Nouvelles Questions Féministes, vol. 37, no. 2, 2018, pp. 114-118.

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